7 ème Biennales des Arts ​Singuliers de Saint Etienne

ATELIER PHILIPPE DURAND

LES FANTASMES EROTICO-DOLORISTES DE ​LORANSSE DOE

Depuis combien d'années Loransse Doe est-elle passionnée de ​Récup' ? Toujours est-il que tout lui est bon pour rapporter chez ​elle des objets de toutes sortes qui serviront à construire ses ​personnages souvent grandeur nature. Effet saisissant garanti vu ​l'art avec lequel elle fait cohabiter tous ces éléments pour créer ​une ambiance à laquelle le visiteur ne saurait échapper !


Sa première impression est qu'il entre en un lieu hautement ​licencieux, les œuvres représentant des femmes lui sautant aux ​yeux ! Et quelles femmes ! L'une, de dos, vêtue d'une culotte ​brodée, a le corps couvert d'une camisole rouge retroussée au ​niveau des fesses, tandis qu'un châle de mousseline du même ​rouge lui descend aux chevilles. Ses longs cheveux sont étalés sur ​le dos de la camisole.


Une autre, très érotiquement vêtue de noir a les seins nus, le reste ​de son corps magnifique est moulé dans un justaucorps de tulle ​noir. Ce tronc est appuyé sur des cuisses longues et solides, ​légèrement croisées, soudées sur... un pied de lampe en bois ​sculpté. Et ce qui n'est pas le moindre paradoxe, cette femme qui ​n'a rien d'un ange porte deux ailes bordées de longues rémiges de ​couleur noire ou grise, attachées au buste par deux lanières ​d'argent ciselées, situées de part et d'autre du nombril, l'une sous ​les seins, l'autre cachant le haut du string noir ; tandis que la tête ​disparaît sous une coiffe-masque ciselée d'or !!


Une troisième, dans une posture gymnique, offre au visiteur son ​large fessier gainé de rouge tandis que sa tête chauve et son ​buste aux seins lourds pendants sont d'un blanc crayeux, son ​chapeau empanaché étant posé près d'elle sur le tapis. Enfin, une ​autre femme, immense, surprend par la perfection du galbe de son ​corps, par ses seins nus aux mamelons rouge ardent, son long cou ​et sa bouche vermillon, et son hennin brodé, liseré de dentelle. ​Ses jambes interminables sont dissimulées sous une somptueuse ​jupe de tulle rebrodé.


Surpris de s'être laissé prendre par ces corps révélés, statiques, ​voilés, dévoilés, voluptueux, l'observateur saisit la capacité de ​Loransse d'imposer une manifestation de son savoir-faire, bien ​plus que son désir d'érotiser ses œuvres ; qu'en fait, il s’agit de ​mettre en scène et d’exalter ainsi les pouvoirs de sa sculpture. Il ​se rend compte que, malgré la beauté de ces femmes et l'aspect ​impudique de leur tenue, l'érotisme semble absent : pas de gestes ​tendres, des poses froidement lascives ou suggestives. Les corps ​sont désincarnés, c'est l'idée morale qui prime !


D'ailleurs, continuant sa visite, ce visiteur se rend compte que les ​autres œuvres proposées sont d'une facture très différente : De la ​jolie poupée couverte d'un justaucorps rebrodé d'or, ses beaux ​cheveux coiffés d'un mignon bibi, fixée sur un pan de robe de la ​géante ; au petit allochtone rondouillard, à l'œil coquin, posé sur ​son socle, ou au polichinelle à la poitrine couverte de fleurs et au ​buste serré dans un corset, il semble que la main ait travaillé mais ​que le cœur se soit imposé, car il émane de ces compositions une ​grande tendresse.


Non qu'elles soient plus ouvragées que la première série, mais ces ​personnages ont une façon bien à eux de pencher un peu la tête, ​leur attitude semble plus proche de celle de leur vis-à-vis intrigué. ​Ils semblent en fait presque humains!




Et puis, il y avait aussi les "agenouillés », linéaires, minces et ​fluets, leur anatomie réduite à sa plus simple expression populaire ​qui dirait d'eux qu'ils sont "maigres comme des clous" ! Tee-shirt ​près du corps, accentuant encore leur minceur ; cravate rouge et ​bermuda noir. Tête humaine ou rendue canine par le masque.


Et puis, la dernière variation, celle que Loransse avait placée dans ​un angle parce qu'elle faisait bande à part ! La plus dure, ​implacable... Une petite fille (ou une vieille femme, difficile d'être ​affirmatif !) aux longues tresses lui cachant partiellement le ​visage, chemise marron et pantalon blanc sale. Elle est encadrée ​en hauteur, le dos posé contre une échelle verticale ; les mains ​ligotées à un des montants par un lourd cadenas. Un rideau rouge ​est placé derrière l'échelle, et ses fibres détissées tombent au sol. ​Et le visiteur s'aperçoit alors qu'une lourde pierre est attachée au ​bout ! Il peut donc imaginer toutes sortes de tortures !!



Refaisant alors le tour de toutes ces œuvres, il s'aperçoit qu'un tas ​de détails lui ont échappé : que la femme en rouge est en train ​d'uriner ; que celle en noir a dû être agressée puisqu'elle a perdu ​la majorité de ses plumes qui gisent au sol ; que celle dont la tête ​repose sur un coussin, louche affreusement, et que cette tête n'est ​reliée aux jambes que par un entrelacs de lanières filiformes ; que ​plusieurs corps sont incomplets ;


Que tout de même dans cette perfection de prime abord qu'il a ​ressentie pour la géante, quelque chose le gêne, lui qui est ​habitué à de moindres proportions ; que ce sont les bras d'une ​maigreur maladive terminés par des mains à un seul doigt crochu ​et surtout les jambes interminables ; etc.




Finalement, il lui semble bien que l'univers fictionnel de Loransse ​soit assez terrible. Mais si, comme il apparaît, ce sont ses ​fantasmes qu'elle jette sur la toile, nul doute qu'au bout du ​compte, ses créations lui permettent de s'évader, oublier pour un ​temps, ses révoltes et peut-être son mal de vivre ? il réalise que ​cette démarche formelle, protéiforme, située dans l’espace sous ​forme de sculptures à la fois aériennes et paradoxalement ​massives, se conjugue en parfaite harmonie. Que l'artiste est ​passée maîtresse dans l'art de la broderie, des dentelles, des ​velours, et qu'elle propose un travail infiniment précieux, ​aboutissant à des créatures tellement “tactiles” que le public ne ​peut s’empêcher de les toucher !


Que cette ornemaniste autodidacte, animée d’un besoin viscéral ​de réfléchir profondément sur le sens de la vie, en est venue à une ​démarche si particulière que son œuvre est absolument originale. ​Et qu'elle offre, cette année encore, une exposition sympathique, ​curieuse et fascinante, déroutante, réalisée par une créatrice ​résolument hors- les-normes.


Jeanine RIVAIS